Albert Londres, grand reporter et plume libre, a marqué un tournant dans le journalisme d’investigation avec Terre d’ébène (1929). Ce livre, dénonciation implacable du système colonial français en Afrique-Occidentale, reste d’une force rare. Voici pourquoi il faut le lire – et surtout, pourquoi les Africains devraient s’en emparer.
1. La genèse du projet : un voyage pour comprendre
En 1928, Albert Londres est envoyé par Le Petit Parisien pour une série de reportages sur l’Afrique occidentale française (AOF). Il sillonne le Sénégal, le Soudan (actuel Mali), la Haute-Volta (Burkina Faso), le Dahomey (Bénin), la Côte d’Ivoire… Ce voyage, prévu comme une exploration des “succès” de la France coloniale, se transforme rapidement en une enquête à charge.
Londres découvre une réalité brutale : le travail forcé, les impôts absurdes, les humiliations, la pauvreté, et surtout, le silence imposé aux colonisés. En journaliste libre, il refuse de s’en tenir au discours officiel. Il va sur le terrain, interroge les colonisés, observe les chantiers forestiers, les prisons, les villages, les routes… Il voit, il note, et surtout, il raconte.
2. Réception en France et obstacles à la publication
Terre d’ébène n’a pas été accueilli avec des fleurs. En 1929, la France est encore profondément ancrée dans son “Empire colonial” et la presse dominée par des récits glorifiant la “mission civilisatrice”.
➡️ La publication du livre a été censurée temporairement. Le gouvernement colonial s’est senti attaqué. Certains chapitres, jugés trop critiques, ont d’abord été supprimés de la première édition.
➡️ Albert Londres a été accusé d’antipatriotisme, comme s’il trahissait la France en dénonçant ses crimes. Mais il répondait simplement à sa propre ligne de conduite : “Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.”
Malgré cela, le livre a eu un écho fort. Il a choqué une partie du lectorat français, a suscité des débats à l’Assemblée nationale, et a commencé à fissurer le récit colonial dominant.
3. Pourquoi les Africains devraient lire Terre d’ébène
Parce que ce livre raconte ce que l’on a voulu effacer.
Albert Londres donne la parole, dans un contexte d’oppression, aux colonisés. Il documente l’exploitation, l’injustice, le mépris, et surtout l’inhumanité d’un système qui a marqué durablement l’histoire des peuples africains.
Voici pourquoi ce livre est essentiel :
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🔥 Il expose la mécanique coloniale : au-delà des discours enjolivés, il montre comment les impôts, le travail forcé, les violences physiques et psychologiques ont été des outils de domination.
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🎤 Il donne une voix aux silencieux : des personnages comme Zié, Augustin, Médiki, Tricoté ou Baoulé, deviennent des témoins universels. Derrière les chiffres, ce sont des vies humaines, broyées.
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🧠 Il aide à comprendre le présent : les séquelles du colonialisme sont encore visibles aujourd’hui. Lire Terre d’ébène, c’est reconnecter avec cette mémoire et mieux comprendre certains déséquilibres persistants.
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✊🏾 Il est un acte de reconnaissance : qu’un journaliste français ait eu le courage, en 1929, de dénoncer l’ordre établi, est un geste fort. Mais c’est aux Africains aujourd’hui de s’approprier ce témoignage, de le transmettre, de le questionner.
Conclusion : une mémoire vivante
Terre d’ébène n’est pas qu’un livre d’histoire. C’est un miroir tendu, un cri d’alerte, un acte de justice. Le lire aujourd’hui, c’est refuser l’oubli. C’est honorer la mémoire de celles et ceux qui ont subi, résisté, et trop souvent disparu sans qu’on ait raconté leur histoire.
Albert Londres l’a fait, avec ses mots, son courage, sa plume dans la plaie.
Aux lecteurs africains d’aujourd’hui d’en faire un outil de mémoire, de conscience, et pourquoi pas, de résistance.